La sixième extinction de masse : réalité, fiction ou spéculation
Les estimations actuelles suggèrent un taux contemporain d’extinction 100 à 1000 fois supérieur au taux de fond naturel et confirme que nous sommes en train de vivre une sixième extinction de masse de la biodiversité. Entre déni et scepticisme la sixième extinction de masse de la biodiversité est souvent perçue par le grand public et par certains scientifiques comme une menace hypothétique pointée du doigt au même titre que le réchauffement climatique, qui peine encore à être accepté comme un risque réel et bien présent. Un article paru en ce début d’année 2022, co-rédigé par R.H. Cowie, P.Bouchet et B.Fontaine, fait le point sur la crise de la biodiversité.
Pourquoi cette sixième extinction est-elle contestée, parfois par la communauté scientifique même ?
L’annonce de l’atteinte d’un tournant dans l’histoire de notre Terre, angoisse et paralyse. Deux arguments principaux sont mis en avant par les détracteurs de cette réalité.
Le premier argument, repose sur l’appartenance de l’homme au monde du vivant. Ce dernier faisant partie intégrante de la communauté biologique, les extinctions qu’il pourrait causer rentrent dans le cycle naturel de l’évolution de la vie et il n’y a donc pas nécessité à agir.
Le second argument se base sur les valeurs des taux d’extinction calculés. Ces derniers ne diffèreraient pas significativement du taux d’extinction de fond naturel. Cependant, les calculs effectués par la plupart des équipes de recherche, se basent aujourd’hui sur la liste rouge des espèces menacées mise en place par l’UICN (Union Internationale de la Conservation de la Nature) en 1964. Or cette liste, comme rappelé à juste titre dans cet article, a pour but, unique et ultime, d’évaluer le risque d’extinction relatif des espèces. C’est donc un outil indispensable dans la planification, la gestion, l’étude et la prise de décision concernant la conservation des espèces menacées, mais en aucun cas c’est un outil adapté pour mesurer le taux d’extinction des espèces.
Quels sont les biais des calculs du taux d’extinction basés sur la liste rouge de l’UICN ?
Plusieurs éléments sont à prendre en considération :
- L’UICN évalue toutes les espèces d’oiseaux connues et 91% des espèces de Mammifères, soit un total de 17 642 espèces. Le nombre total d’espèces évalué par l’UICN s’élève à 120 372 espèces (dont 52 649 espèces de vertébrés), soit seulement 5,6% des 2,14 million d’espèces animales et végétales décrites.
De plus, les invertébrés sont rarement considérés dans les calculs des taux d’extinction alors qu’ils représentent 95 à 97% des espèces animales connues. Sur les 1,5 million d’espèces décrites d’invertébrés acceptées par l’UICN (2020), seules 23 808 (1,6%) ont été évaluées, dont 6 525 (27%) sont insuffisamment documentées.
On comprend donc pourquoi les oiseaux et les Mammifères ne sont pas représentatifs de l’ensemble des extinctions et ne peuvent, à eux seuls, permettre le calcul de taux d’extinctions pertinents.
- Une des difficultés de la classification des invertébrés au sein de la liste rouge réside dans le fait qu’ils ne répondent pas nécessairement aux critères de cette classification. En effet, de nombreuses espèces d’invertébrés ne sont renseignées qu’à partir d’une seule localité voire parfois qu’à partir d’un seul individu, rendant leur évaluation impossible.
- En complément, les extinctions ayant eu lieu depuis 1500 ne sont pas toutes prises en compte. En effet, afin d’éviter « the Romeo Error », qui consisterait à lister comme éteinte une espèce qui existerait potentiellement encore, de nombreuses espèces ne sont pas classées dans les catégories « Extinct (EX) » ou « Extinct in the Wild (EW) » alors que les preuves de leur disparition affluent. Le nombre d’espèces éteintes est donc sous-estimé au sein de la liste rouge.
- De manière analogue, les extinctions qui ont commencé dès que l’Homme s’est répandu en dehors de l’Afrique, il y a 200 000 à 45 000 ans, ne sont pas prises en compte. L’UICN prend l’année 1500 comme date butoir pour lister les espèces éteintes, ce qui représente un biais du nombre d’espèces éteintes important.
- Se pose aussi le problème des espèces qui s’éteignent avant même leur découverte par l’Homme, nommées « Centinelan extinctions ». Il y a de nombreux exemples d’espèces récentes décrites après leur extinction, chez les mollusques notamment mais aussi dans d’autres groupes. Cependant les auteurs de ces découvertes ne les déclarent pas comme éteintes, probablement par peur de commettre « the Romeo Error ».
Pour résumer : les principales raisons pour lesquelles la Liste rouge n’est pas une bonne base pour évaluer les taux d’extinction mondiaux sont donc : 1) qu’elle est loin d’être exhaustive et qu’elle est biaisée sur le plan taxonomique, et 2) qu’il est impossible d’évaluer le grand nombre d’espèces, notamment les invertébrés, selon les catégories et les critères de l’UICN.
Quelles autres approches sont proposées pour évaluer avec plus de justesse le taux d’extinction des espèces depuis 500 ans et comment procéder ?
Comme mis en évidence dans le paragraphe précédent il est nécessaire de prendre en compte les invertébrés dans le calcul du taux d’extinction global des espèces.
Rappelons que sur les 1,5 million d’espèces d’invertébrés décrites et acceptées par l’UICN (2020), seules 23 808 (1,6%) ont été évaluées, dont 6 525 (27%) sont insuffisamment documentées. Or ces espèces sont probablement celles les plus susceptibles d’être menacées et d’avoir disparu. Ainsi le nombre d’espèces évaluées comme éteintes sur la liste rouge est sous-estimé et ne permet pas de rendre compte du vrai niveau d’extinction. Il faut alors trouver un groupe d’invertébrés suffisamment connus pour pouvoir extrapoler son taux d’extinction à l’ensemble des invertébrés.
C’est ici que les Mollusques interviennent. En effet, ce groupe représente le phylum animal le plus large après celui des arthropodes en termes d’espèces existantes connues. Le taux d’extinction des mollusques s’élève à 4,6% (sur 299 espèces de mollusques listées par l’UICN) contre 1,5% pour les oiseaux et Mammifères. C’est-à-dire que les mollusques ont subi un taux d’extinction 3 fois plus important que les Mammifères et oiseaux.
L’évaluation du taux d’extinction global en se basant sur les mollusques semble pertinente. Toutefois, la liste rouge est loin d’inclure la totalité des espèces de Mollusques considérées comme éteintes. En effet, les auteurs font état de 638 espèces éteintes, 380 possiblement éteintes et 14 éteintes à l’état sauvage, soit un total de 1 032 espèces dans ces catégories combinées, et donc plus de deux fois le nombre d’espèces répertoriées par l’UICN (2020) dans ces catégories (462 espèces).
Quels résultats obtenons-nous ?
Le calcul du taux d’extinction global en considérant les mollusques comme représentatifs du taux d’extinction des invertébrés, mènent aux constats suivants :
- Il y a eu en 500 ans (depuis 1500), 150 000 à 260 000 extinctions toutes espèces confondues (animales et végétales) sur environ 2 millions d’espèces existantes.
- Autrement dit 7,5 à 13% des 2 millions d’espèces se sont éteintes contre les 0,04% (882 espèces) estimés par l’UICN (2020). Soit 187,5 à 325 fois plus d’espèces éteintes que les estimations de l’UICN.
Pourquoi agir ?
Notre planète Terre est passée par 5 phénomènes d’extinction massive depuis le Cambrien et abrite aujourd’hui encore une diversité d’êtres vivants fascinants et inconnus qui persisteront après notre mort. Cependant, ces phénomènes, qui eurent lieu au cours des temps géologiques, furent des conséquences de catastrophes climatiques diverses. L’extinction dont nous parlons actuellement n’est engendrée que par les seules activités humaines. L’Homme est l’unique espèce capable de modifier à son profit et à grande échelle la Terre. Notre espèce est responsable de la crise écologique actuelle et a pour devoir moral d’agir.
Par où commencer ?
Il est aujourd’hui impossible de préserver toutes les espèces menacées de l’ensemble des taxons de par le temps et les ressources humaines et financières limités. Nos efforts doivent se focaliser sur la préservation d’espèces clés tant par leur phylogénie que par leur rôle fonctionnel (approche taxonomique) et sur des lieux (approche géographique) abritant des taux d’endémisme et de menaces élevés. Ces lieux correspondent aux «hotspots» ou «points chauds» de la biodiversité.
La conservation doit à l’heure d’aujourd’hui impérativement inclure les services écosystémiques, la sensibilisation et l’éducation du public dans sa planification.
Il est également indispensable de collecter et de documenter autant d’espèces que possible avant qu’elles ne disparaissent, afin de laisser aux générations futures la possibilité d’appréhender ce que fut la diversité biologique de notre Terre.
Cette tendance à l’accélération de la disparition des espèces est remarquée depuis plus de 30 ans par certains scientifiques et à de nouveaux était mise en avant par l’IPBES dans son rapport général de 2019 sur l’état de la biodiversité et des services écosystémiques : «Le taux mondial d’extinction des espèces végétales et animales est déjà au moins des dizaines à des centaines de fois supérieur au taux moyen des 10 derniers millions d’années et il s’accélère.»
Rédigé par Jacquier Marie
Références :
Cowie, R. H., Bouchet, P., & Fontaine, B. (2022). The Sixth Mass Extinction: Fact, fiction or speculation? Biological Reviews, brv.12816. https://doi.org/10.1111/brv.12816
IPBES (2019): Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. E. S. Brondizio, J. Settele, S. Díaz, and H. T. Ngo (editors). IPBES secretariat, Bonn, Germany. 1148 pages. https://doi.org/10.5281/zenodo.3831673